Philippe Le Libraire – entretien

Paris, France
Pâtissier puis libraire indépendant.

JV : Vous étiez pâtissier avant de devenir libraire, qu’est-ce qui vous a mené à la BD ? Pensez-vous qu’il y ait un lien profondément intrinsèque entre chou à la crème et bande dessinée indépendante ?

PLL : Il y a un lien, mais qui est uniquement personnel, à savoir : j’étais gourmand de pâtisseries autant que de BDs ! Et ce qui m’a mené directement de l’un à l’autre c’est le fait que, donc autant j’étais gourmand des deux, autant la pâtisserie c’est un métier très épuisant au jour le jour, on fait beaucoup d’heures, faut courir partout… Donc arrivé à trente ans, ça faisait quinze ans que je faisais ça. J’en avais marre. Donc non seulement j’en avais marre de faire pâtissier, mais j’avais aussi depuis deux ou trois ans découvert toute la scène de la BD indépendante qui émergeait dans les années 90 chez les éditeurs Cornélius, l’Association, Requin-Marteau, etc. Et ça m’a passionné ! J’adorais déjà la BD mais j’avais un peu mis de côté cette passion parce que j’y trouvais moins de choses qui m’intéressaient, et c’est quand j’ai découvert la BD indépendante que ça m’a redonné encore plus envie de me replonger dedans. Je me suis demandé quel métier je pouvais faire dans ce milieu. Comme je faisais déjà un métier assez manuel avec la pâtisserie, j’ai pensé peut-être m’orienter vers l’imprimerie. Mais il fallait faire plein de stages de reconversions et ça me décourageait d’avance. Le métier de libraire s’est alors imposé parce qu’il suffit d’aimer ce que l’on propose et, ce qui était peut-être un peu moins évident, trouver une place dans une librairie. À partir de là, fastoche, on pouvait devenir libraire. J’ai donc trouvé du boulot comme ça chez un, puis deux, puis trois libraires différents, j’y ai appris mon métier et c’est lorsque je me suis retrouvé au chômage que je me suis lancé dans la création de ma propre librairie.

JV : S’implanter en tant que libraire n’a pas été trop difficile ?

PLL : Ce qui a été difficile, et ce qui est difficile pour tout type de commerce ou d’entreprise quand on veut monter quelque chose soi-même, c’est d’arriver à concilier le bon emplacement, avec les bonnes finances que ça demande, avec la bonne superficie et le bon quartier. Ça a l’air simple comme ça, mais j’ai quand même mis un an et demi avant de trouver le bon endroit avec le bon tarif et la bonne superficie.

JV : J’y connais vraiment rien, mais qu’est-ce que vous entendez exactement par BD indépendante ?

PLL : Alors c’est vrai que c’est devenu un peu flou de nos jours mais c’était un concept assez flagrant dans les années 90. La BD, contrairement à beaucoup de disciplines artistiques, à commencé à être populaire bien avant de devenir artistique. Beaucoup de gens ont lu des BDs dans leur enfance, Spirou, Tintin, Gaston, Lucky Luke tout ce qu’on veut. Parfois on a continué, étant adolescent, avec XIII, Largo Winch, Blueberry, Corto Maltese et puis souvent étant adulte, on laisse tomber parce qu’on se dit « je suis plus un gamin, je vais voir des films, aller au musée, lire des livres » et on abandonne la BD parce qu’on se dit « c’est plus de mon âge ». Ce que la bande dessinée des années 90 a remit au goût du jour, c’est une bande dessinée qui a des qualités artistiques, qui s’adresse à un public adulte, et qui peut être l’équivalent au final d’un roman ou d’une pièce de théâtre, et c’est ça qui m’intéresse.

JV : D’accord. Donc ce n’est pas tant une indépendance économique ou idéologique construite en opposition à des monopoles qu’un contraste avec des conventions visuelles et narratives ?

PLL : C’est comme ça que ça s’est créé en effet. Mais le contexte a fait que dans les années 90, la bande dessinée, qui avait jusqu’alors parfois réussi à ménager la chèvre et le chou, c’est-à-dire faire beaucoup de commercial, beaucoup de grosses séries donc de faire des choses très populaires et à côté des choses plus pointues. La BD s’est quand même repliée sur des valeur sûres et le fait est que ces petites maisons d’éditions parues de nulle part, économiquement venues du néant, ont commencé à se regrouper, à créer et à miser sur des modes narratifs avant-gardistes et des choix visuels très originaux. Avec un compte en banque vraiment modeste, ils ont fait quelques livres, les ont vendus, en ont fait d’autres, etc. C’est réellement au bout d’une quinzaine d’années qu’ils ont réussi à vivre leurs vies grâce à ça ! Mais ils ont vraiment été rigoureux dans leur volonté de créer des choses nouvelles. Même si certaines œuvres et certains auteurs sont vraiment devenus très populaires comme Persepolis de Marjane Satrapi, Joann Sfar, Larcenet), ils sont vraiment partis d’une niche et de manière très modeste

JV : Et vous, vous n’avez pas peur de tomber dans cette histoire de succès ?

PLL : Je ne suis ni un artiste, ni un éditeur, je suis un commerçant. Et un commerçant n’a jamais peur du succès, le succès est toujours bienvenu pour un commerçant ! Mais c’est pas faux, on peut avoir peur de perdre son but initial. Et même si je ne fais pas ce métier ni de manière totalement pécuniaire, ni totalement mue par une vision philantropique, je cherche tout de même à vivre de ce métier. Mais si on perd de vue qu’il faut faire passer la qualité avant la quantité, on peut tout à fait tomber dans ce travers qui existe et auquel il faut faire attention, parce qu’on a tout le temps des factures, des soucis qui arrivent très vite et que vendre dix bouquins que tout le monde vend et que tout le monde achète c’est plus facile que de conseiller trois livres pointus que peu de gens recherchent.

JV : C’est cool, votre réponse m’amène à ma prochaine question: Comment vous vous positionnez face au conglomérat livresque qu’est Librest ?

PLL : Alors c’est là que je peux précisément revendiquer mon statut d’indépendant ! J’ai donc fondé ma librairie avec l’aide financière de ma mère et des assedics, mon petit couteau et les quelques livres que j’aimais beaucoup. Très vite ça a prit dans le quartier, le bouche à oreille m’a donné une reconnaissance et une estime que je ressens toujours aujourd’hui. Après, que ce soit le réseau Librest ou le réseau Paris-Libraires, j’ai une façon de travailler qui est très indépendante même face aux libraires indépendants. Parce que même les libraires indépendants qui se regroupent, se sont des gens qui ont déjà une stratégie ou une visée commerciale qui ne me convient pas. Le fait de se regrouper implique forcément un fonctionnement où l’autorité de l’un ou de l’autre apparaîtra à un moment ou à un autre. Et puis même, ma librairie, elle fonctionne qu’à ma manière: c’est pas rangé, c’est pas classé, c’est pas informatisé, c’est pas fait de manière rationnelle ! Je suis pas du tout dans cette logique où il faut être sur internet, sur les groupes sociaux, non pas parce que je suis contre ! Ce n’est juste pas ma manière de faire. Je n’emploies personne, bon sauf aujourd’hui où je suis obligé parce-que sinon le Père Noël ne me fera pas de cadeaux. Et c’est d’ailleurs pour ça que j’ai appelé ma boutique « Philippe le Libraire » c’est parce que je savais que je voulais le faire tout seul.

JV : J’ai récemment entendu un libraire dire que pour expliquer le fait que les gens lisent moins, ou en tout cas de manière décousue, le constat habituel d’une « crise de la lecture » était faux mais qu’il fallait plutôt y voir l’œuvre d’une « crise de la consommation ». Est-ce que ce constat est valable pour le domaine de la bande dessinée indépendante ?

PLL : Oui c’est vrai. Il y a une crise depuis trois-quatre ans. Les gens se font plus rares, ils ont moins de sous, les éditeurs sont moins motivés, les auteurs sont toujours aussi talentueux mais il leur manque peut-être une nouvelle génération qui arriverait à insuffler une énergie comme celle des années 90 qui avait complètement renouvelé la bande dessinée. Mais bon, ça arrive pas tous les matins ! Donc effectivement on est dans un creux en ce moment, c’est flagrant. 

JV : Même avec les petits...?

PLL : Oui bon, c’est un creux, pas un gouffre ! Il y a des pentes montantes et des pentes descendantes, comme dans toutes les disciplines artistiques, il y a des hauts et des bas. Et on peut pas dire qu’en ce moment la BD soit au top. On pourrait limite dire que c’est un peu l’arbre qui cache la forêt comme disait l’autre. C’est-à-dire qu’on a quelques gros succès commerciaux, genre l’Arabe du Futur que tout le monde s’arrache et à juste titre hein, je dis pas, deux trois artistes qui arrivent à tirer leur épingle du jeu comme Manu Larcenet par exemple, et d’un autre côté, énormément d’auteurs qui n’arrivent pas à trouver un public, des confrères libraires qui ferment. Je ne suis moi-même pas au top de mes ventes... Donc, oui, c’est pas la fête tous les jours, mais je ne désespère pas.

JV : Est-ce que vous ne pensez pas que ça puisse avoir un rapport avec l’émergence de ces nouvelles plateformes de commande en ligne genre Amazon ?

PLL : Je pense pas. J’ai pas fais d’études d’économie mais j’ai l’impression qu’à chaque fois que quelque chose va mal, on a direct 36 explications, mais dans le fond, personne n’en sait rien. Amazon a peut-être tué les grosses chaînes genre la Fnac, Virgin etc. mais les petits libraires ne représentent pas du tout le même public, n’ont pas du tout le même fonctionnement et sont lovés dans une si petite niche que je ne pense pas capable Amazon de tuer les libraires indépendants. C’est comme si j’ouvrais un petit restaurant et que je me pleignais de Flunch qui ouvre des fast-foods au bord de l’autoroute. Voilà c’est ça, Amazon c’est l’autoroute, et nous on est les petites routes de campagnes. Si un client vient chez moi et me dit « bon moi je viens plus chez vous parce que je commande sur Amazon ,» c’est que bon... Il fait ce qu’il veut mais c’est un peu bizarre quoi ! Et puis on est tellement dans la précision du choix, dans le lien et le conseil avec le client, que le client lui-même a un rapport très important au livre et à la matière qu’Amazon me fait pas peur. C’est un tellement gros nuage que moi, avec mon petit parapluie je ne suis pas plus mal, je pense que la Fnac a beaucoup plus peur d’Amazon que moi. 

JV : Dernière question qui pique un peu. Avec l’arrivée de Noël, est-ce que vous avez du faire un ou des choix stratégiques quant à votre sélection et votre disposition ?

PLL : Aaah bah oui bien sûr ! Forcément ! Comme tout commerce, on sait que Noël c’est le pic de l’année, je l’ai encore constaté hier. Le samedi d’avant Noël c’est à la fois le paradis et l’enfer du libraire. Il faut avoir les beaux succès de l’année et en bonne quantité. Chaque année je fais une belle vitrine avec tous les livres qui m’ont plu cette année. Regarde, c’est comme si un pâtissier ne faisait pas de bûches pour Noël ! Et puis dans la vitrine il y a les cinq ou dix succès du moment, et puis le reste c’est les petits éclairs ou la tarte au citron qui fait plaisir à l’amateur de curiosités ou de nouveautés !