Victor Stockart – entretien

Bruxelles, Belgique
Étudiant en illustration BD à Saint-Luc, Bruxelles.
Stage aux éditions Delcourt.

FSLT : Avant de nous montrer ton top 5 de BDs, pourrais-tu nous dire quelle est pour toi la bande-dessinée suprême ? Quelles sont les publications et auteurs que tu affectionnes ?

VS : Je pense que ma BD suprême est Calvin et Hobbes de Bill Watterson. C’est un américain qui était dessinateur de presse et qui a fait des BDs pendant 10 ans. C’est un petit enfant qui a une imagination dingue et il a une petite peluche qui s’appelle Hobbes. Quand il est tout seul avec sa peluche, il s’imagine qu’elle prend vie. C’est un auteur de BDs assez particulier parce qu’il n’a pas du tout voulu faire de l’argent avec. Il en a sorti quelques-unes puis a juste disparu de la scène. Plein de personnes ont essayé de lui racheter ses droits pour faire du merchandising et il a envoyé péter tout ça. Il voulait juste que son travail reste intact, comme il l’avait imaginé et produit. 

Sinon les auteurs que j’affectionne particulièrement sont Michaël Sanlaville, Bastien Vivès et Balak pour leur BD Lastman. Vivès, pour le moment, c’est un peu la star de la jeune BD française. Je suis moins fan de ce qu’il fait quand il le fait tout seul. 

Dans le classement que vous m’avez demandé, j’ai mis en premier Sauvage ou la sagesse des pierres de Thomas Gilbert. C’est une fille qui part en randonnée avec son mec et ils se perdent. Ils sont pris dans la tempête et doivent retourner à l’état sauvage. C’est toute une réflexion sur le rapport de l’homme à la nature, c’est super. Donc ça c’est mon numéro un. Le second est Ces jours qui disparaissent de Timothé Le Boucher, qui est sorti en 2017. Le dessin est très simpliste au niveau graphique. C’est beau et épuré. Au niveau de l’histoire c’est très bien construit ; en gros, c’est un mec qui se cogne la tête et qui commence à se rendre compte qu’il y a des jours dans sa vie qui disparaissent complètement. Il s’endort un soir et il se réveille le surlendemain. Ça commence à prendre de plus en plus de place, et il se rend compte qu’en fait son corps est habité par deux personnes : il est habité par une personne un jour, et puis par une autre un autre jour. C’est super cool ! Je sais pas si je dois tous vous les pitcher ?

FSLT : C’est intéressant de savoir pourquoi tu les as particulièrement aimées et selon quels critères.

VS : Ici c’est surtout au niveau du scénario, en fait. Je trouvais que c’était super bien ficelé, et la fin est super prenante, mais je ne vais pas spoiler !

Alors, mon troisième c’est Aurore au Bois Joli de Ptoma, qui est aussi un ancien étudiant de Saint-Luc. C’est sorti chez Sandawe, une maison d’édition à financement participatif, ça n’a rien avoir avec les grosses maisons d’édition. C’est assez intéressant. Sa BD, ce n’est pas vraiment une BD dans le sens où il n’y a pas de phylactère, c’est vraiment comme un conte classique. C’est super bien foutu. Ici, je l’ai choisi plus pour le graphisme que pour l’histoire.

Une autre BD, c’est Roi Ours. Je me rends compte qu’il y en a plein qui viennent de Saint-Luc en fait ! C’est de Mobidic. C’est une autrice sortie en 2012, je pense. Elle a été éditée chez Delcourt en 2015. C’était son projet de jury final, qui devait faire vingt ou trente pages. Il y a des éditeurs qui sont venus la voir pendant son jury et qui lui ont dit : Ton truc est trop bien, on veut l’éditer ! Finalement, il a quand même fallu trois ans pour qu’elle soit éditée, et elle a fait une centaine de pages supplémentaires, c’est un gros tome. Et là, au niveau du dessin, je trouve ça magnifique.

Il y a aussi Le rapport de Brodeck de Manu Larcenet. C’est un auteur de BD bien connu. Là, il a fait une histoire, tout en noir et blanc, le graphisme est très « crado ». Je ne sais pas comment dire ça. L’histoire est très bien racontée, et au niveau des plans c’est génial. Ça se passe dans la neige. Celui-ci, je l’ai vraiment choisi d’abord pour le dessin : c’est super beau.

FSLT : Tu as souvent un attrait avant tout pour le graphisme, non ?

VS : Oui, plus pour le dessin que pour l’histoire. J’aimerais bien travailler dans le jeu vidéo mais l’univers du jeu vidéo et de la BD, pour moi ce sont des domaines qui se recoupent beaucoup. Tu racontes une histoire avec des images. Que tu le fasses en film, que tu le fasses en animation, en BD ou en jeu vidéo, il y a des trucs qui sont assez similaires, même si le médium est différent. Pour moi, c’est plutôt pour ça que je suis venu en BD, c’est parce que j’ai envie de raconter des histoires avec des images, mais les options jeu vidéo ne me convenaient pas donc je suis allé en BD. Mais je n’ai donc pas vraiment d’attentes ou de position par rapport à la BD. À Saint-Luc, les profs d’atelier sont des personnes qui travaillent dans des petites maisons d’édition. Il y a Thierry Van Hasselt qui travaille aux éditions Fremok. Il y a Éric Lambé, qui est un auteur de BD belge quand même assez important et ce sont des personnes qui sont assez critiques par rapport aux grosses maisons d’édition comme Dupuis, Le Lombard, Delcourt, etc. Avant d’arriver à Saint-Luc j’étais plus dans les BDs grand public, je lisais surtout ça, mais maintenant je découvre d’autres choses. Je pense que c’est dans la philosophie de l’école de s’intéresser à toute forme de BD, de fanzines, de petites choses. 

FSLT : Cela m’amène justement à la prochaine question ! Selon toi, selon cette vision, quelle est la relation entre l’objet et le récit qui le renferme ? 

VS : L’objet en lui-même participe au récit. Enfin c’est comme ça pour moi en tout cas, quand je fais une BD et que j’ai mes planches numériques sur mon ordinateur, ou que j’ai juste mes planches en A3 volantes, puis que je crée l’objet, ce n’est pas du tout pareil. Ça devient un vrai truc, ça existe. Du coup je pense que la forme de l’objet, déjà, elle est importante, mais elle permet aussi de raconter d’autres trucs. Il y a beaucoup d’auteurs qui jouent avec le format de la BD, qui racontent des histoires sur les couvertures, etc. Je pense que c’est un outil pour raconter, accompagner le récit, ajouter quelque chose. 

FSLT : À quoi fais-tu particulièrement attention quand tu as une BD en main ? Quels sont les premiers gestes que tu as ?

VS : La couverture, c’est évidemment ce qui va attirer mon œil dans une librairie. Puis je la feuillette, je lis une page ou deux et voilà. Ce qui m’attire le plus, c’est ce qu’on disait tout à l’heure, c’est le dessin en priorité. En librairie, c’est difficile de se faire une idée du récit sans commencer à tout lire. Pour moi, c’est vraiment en priorité l’aspect graphique. La forme de l’objet, c’est vraiment ce qui compte pour moi.

FSLT : Tu as fait un stage chez Delcourt, pourrais-tu nous faire part de ton expérience ?

VS : J’étais dans une petite équipe de graphistes où ils sont six ou sept. Ils mettent en pages, ils placent les logos, ils font la couverture, la quatrième de couverture, la pré-presse. Je n’ai pas eu de contact direct avec les auteurs, mais ça je le savais en allant chez Delcourt. Je savais déjà ce que j’allais y faire avant d’y aller. Delcourt, c’est aussi particulier parce que c’est un peu une machine à fric. Il y a beaucoup de bandes-dessinées qui ne me paraissent pas top, par exemple certaines séries à succès, ça se voit que c’est pour faire de l’argent. À côté de ça, il y a aussi de très bons ouvrages. Ils font entre autres des rééditions d’auteurs américains de super bonne qualité. Ils rachètent beaucoup de droits sur d’autres continents, surtout aux états-Unis et au Japon, pour revendre en France. Vous voulez savoir comment ça fonctionne l’économie de la BD, c’est ça ?

FSLT : Exactement !

VS : De ce que j’en sais, et de ce que j’en ai appris en discutant avec de jeunes auteurs, avec des profs, avec des gens dans le milieu, cette économie est très particulière. La chaîne, avant que ça arrive dans la main du lecteur, c’est : l’auteur va voir l’éditeur, puis l’éditeur va aller voir l’imprimeur, et cet imprimeur va aller voir les distributeurs, qui vont distribuer aux libraires, et les libraires vont vendre aux lecteurs. Tous ces intermédiaires prennent évidemment chacun leur petit pourcentage. Ceux qui prennent généralement le plus gros pourcentage ce sont les libraires, parce qu’eux aussi prennent un risque. Au niveau de l’auteur, comment ça se passe ? Et bien quand tu proposes un projet BD auprès d’un éditeur comme Delcourt, tu arrives avec ton projet, ils te disent que c’est cool, voici ton contrat. Comme évidemment la BD ne va pas rapporter d’argent avant qu’elle ne soit vendue, mais que l’auteur a quand même besoin de vivre d’ici là, les éditeurs font une avance d’un certain budget, et il termine la BD en un an. Cette avance il la perçoit directement, et toutes les ventes qui vont suivre, toutes les parts que lui, en tant qu’auteur, devrait toucher, vont d’abord servir à rembourser l’avance que l’éditeur lui a faite. Une fois que l’avance est remboursée, alors il commence à percevoir les droits d’auteur sur les BDs qui sont vendues en librairie. Mais, la BD arrive rarement à rembourser l’avance qu’on lui a faite, et donc il ne vit que de ça.

FSLT : J’imagine que pour des plus petites maisons d’édition ce n’est pas le même fonctionnement, si ?

VS : C’est un peu différent, mais je ne connais pas vraiment le système. Au niveau des maisons d’édition indépendantes, le fonctionnement est moins uniforme, chacune a un peu sa manière de fonctionner. C’est différent aussi tout simplement parce que les maisons d’édition alternatives n’ont pas les mêmes budgets, elles ne peuvent pas avancer autant d’argent à un auteur. C’est aussi une question de choix de la part des auteurs je pense. Les grosses maisons d’édition comme Delcourt choisissent des auteurs qui leur plaisent mais surtout qui vont leur rapporter de l’argent. C’est rare qu’ils fassent un pari sur une BD, à moins que ça soit vraiment le coup de foudre de l’éditeur. C’est rare qu’ils fassent une avance, qu’ils signent un contrat pour une BD s’ils savent que ça ne va pas se vendre. Les maisons d’édition alternatives, elles sont peut-être plus dans l’optique du coup de foudre, du pari. Ok, c’est peut-être un risque de l’éditeur, peut-être qu’elle ne va pas se vendre, mais on essaie.

FSLT : Delcourt sort des BDs avec une forme très classique, est-ce que pour toi ce sont des normes à conserver ou est-ce que tu verrais le monde de la BD évoluer autrement ?

VS : La forme classique c’est pour les ventes massives. Mais, en tout cas au niveau du format, c’est aussi parce qu’il y a un attrait des collectionneurs. Les collectionneurs aiment bien avoir une bibliothèque avec toutes leurs BDs bien rangées, à la même taille. Cela parait un peu anecdotique comme ça, mais je pense qu’il y a vraiment des gens pour qui ça a de l’importance. C’est pour ça qu’ils font des collections avec des formats prédéfinis, et c’est très rare qu’ils en sortent, sauf si un auteur super connu tient à un format personnel. La plupart des auteurs rentrent dans le moule des formats qui ont déjà été faits. 

FSLT : C’est vraiment ancré comme une tradition dans la BD donc ? Les amoureux de la BD, dans le grand public, sont tellement attachés à toutes ces normes ? Changer de format serait vraiment une grosse prise de risque face au public ? 

VS : Ce sont vraiment les maisons d’éditions indépendantes qui vont avoir le désir de jouer avec ces normes. Elles vont tester d’autres trucs mais ça, c’est vraiment vu comme quelque chose d’expérimental dans le monde de la BD. L’esprit commercial des grosses boîtes fait qu’elles vont éviter ce genre de choses. On en revient à l’objet mais, par exemple, cette couverture cartonnée protège l’objet. C’est toujours dans l’idée de collection, il y a plein de gens pour qui leurs BDs sont précieuses, ce sont des objets sacrés.

FSLT : Est-ce que tu penses que l’objet doit être pensé en fonction de l’histoire qu’il contient ou en fonction de la tradition ? 

VS : Ce sont vraiment deux pans différents. Quand tu as l’auteur qui réfléchit à l’objet que ça va être, c’est une plus-value. C’est penser de A à Z dans la confection de l’objet. Alors que, quand les auteurs sont poussés à faire dans un format prédéfini, peut-être que c’est un peu trop contraignant. 

FSLT : Mais toi ta position dans tout ça, c’est quoi ? 

VS : En tant que dessinateur j’aurais plutôt envie que l’objet soit réfléchi en fonction de son contenu. Et puis l’aspect expérimental est plus attrayant. Pour l’auteur, je pense que réfléchir à la forme de l’objet est beaucoup plus intéressant. Mais du côté du lecteur, par contre, je pense qu’il y a vraiment différents types de public. Mais le plus gros veut sa BD qui rentre dans son sac, qui a toujours la même taille et qui ne s’abîme pas. Ça, je pense que c’est vraiment important. Certains formats de BDs peuvent aussi vite devenir contraignants. C’est aussi un objet qui se passe de mains en mains, qui se lit et se relit. Les grosses maisons d’édition ont réfléchi à ces différents aspects. Elles n’ont pas fait un format, comme ça, juste parce que c’était sympa. C’est vrai que ça reste très constant, mais je pense que ça ne dérange pas beaucoup. Ça dépend, il y a pas mal de discours différents là-dessus. Mobidic par exemple, qui a été éditée chez Delcourt : on lui a imposé un format et ça ne l’a pas du tout dérangée, ça n’a pas eu d’incidence sur son travail. 

FSLT : Vers où te vois-tu aller, toi ?

VS : Je me verrais bien dans le web comics. Ce n’est pas très répandu en France ou en Belgique. On a eu un intervenant qui est venu à Saint-Luc pour nous parler de tout ça. C’est surtout en Corée que le web comics est super répandu parce que c’est rentré dans la culture de faire beaucoup de choses sur son smartphone. La BD n’est plus dans le système de cases comme dans le print, là-bas tu scroll ta BD. Ça a aussi été exporté aux États-Unis où ça marche plutôt bien aussi. Dupuis lance une plateforme un peu comme Netflix, où tu peux payer un abonnement et tu as accès à un certain nombre de BDs, et les auteurs doivent sortir un chapitre par semaine. Ça fait à peu près six ou sept pages par semaine, ce qui est quand même intense ! Ce sont les premiers à faire ça en Belgique, on verra si ça marche. Honnêtement, je ne suis pas sûr que ça fonctionne. C’est aussi parce qu’ils ont montré les auteurs qu’il y avait dessus et c’est vraiment axé grand public, un peu mainstream. Peut-être qu’il y aura d’autres auteurs mais, de nouveau, c’est plutôt orienté commercial. Je ne sais pas trop comment ça va être reçu en Belgique. Au Japon les mangas étaient imprimés en noir et blanc sur papier recyclé, ce n’était pas un objet de valeur. Tu le lisais puis tu le jetais. Maintenant, je ne pense pas que le web comics et la BD print soient vraiment en concurrence, ce sont vraiment deux choses très différentes. Pour le moment de toute façon c’est la BD imprimée qui domine, et moi c’est ce que je préfère lire. C’est aussi un système économique différent, le web. Tu as ton éditeur mais après tu n’as plus du tout la même chaîne. Je ne pense pas pour autant que l’auteur sera mieux payé. De toute façon, les auteurs se font toujours avoir ! C’est la base. Là, le fonctionnement économique de Dupuis pour les web comics, c’était 500 euros par chapitre, donc par semaine. C’est un rythme effréné, même s’ils avaient l’air de dire que c’était quelque chose qui pouvait se négocier en un chapitre en deux semaines ; mais ça veut aussi dire qu’en tant qu’auteur, tu gagnes 1 000 euros par mois. Ce n’est pas fou. Mais par rapport à l’économie actuelle, je pense que je préfèrerais quand même plutôt me diriger vers ça, même si j’aimerais beaucoup que mes BDs deviennent des objets.

FSLT : Est-ce qu’il y a une grande concurrence entre les grosses maisons d’édition et les maisons d’édition indépendantes ?

VS : La majorité des ventes est réalisée par les grosses maisons d’édition. Par contre, au niveau, disons, médiatique, on parle autant des auteurs de BDs alternatives que des auteurs de BDs vendues chez Delcourt, ou Dupuis, ou d’autres. Donc, même si au niveau économique, les petites maisons d’édition ne gagnaient pas grand-chose, on parlait quand même beaucoup de leurs auteurs. Évidemment, ça a beaucoup ennuyé ces grosses boîtes, et donc il y en a beaucoup qui ont commencé à lancer des collections de BDs expérimentales ou alternatives. La BD expérimentale commence à prendre de plus en plus de place mais je pense que c’est quand même un public assez différent. Les gens qui vont en festival, par exemple, ce sont des gens qui s’intéressent à des BDs alternatives, mais les personnes qui font gagner de l’argent ce sont les collectionneurs et toutes les personnes qui reçoivent des BDs, à Noël par exemple.

En ce qui concerne l’économie, les auteurs se font aussi beaucoup d’argent sur leurs planches originales. Parfois, ils vivent plus de ça que de la vente de leurs BDs. À Paris, j’avais vu un magasin près de la Seine, qui vendait des planches de BD, j’y étais allé et il y avait des planches A3 qui se vendaient 35 000 euros. Un auteur, sur une BD de 20 euros, il doit gagner quoi, 2 euros ? Alors que, quand il vend ses planches… Enfin ça dépend aussi de la notoriété de l’auteur, évidemment.