La Crypte Tonique
(Philippe Capart) – entretien

Bruxelles, Belgique
Dessinateur, auteur, éditeur, libraire et archiviste à la Crypte Tonique,
« La Crypte Tonique est une librairie éditrice dédiée aux images [...] la création contemporaine y côtoie la création ancienne, les copies jouxtent les originaux, les morts côtoient les vivants et le profane se marie au sacré »
Animateur de la fondation Paul Cuvelier

MSLP : As-tu développé une définition personnelle de la BD ?

PC : Ma démarche est plutôt sur les périodiques. J’aimais quand la BD était liée à quelque chose de plus global, quelque chose de social qui était un journal, qui réunissait des gens. Un journal qui pouvait être local, qui pouvait être paroissial, qui pouvait être national, qui pouvait être politique, qui pouvait être syndical, et alors la bande dessinée faisait partie d’un de ces articles de presse qui était le journal. Alors parfois il y avait des choses plus intéressantes à montrer en gestuelle et en muet et là tout d’un coup l’auteur de bande dessinée ne fait pas forcément quelque chose de pédagogique, mais il admet quelque chose de physique dans quelque chose qui est très mental finalement. Donc c’est comme si le corps s’invitait dans ces journaux. 

En ce moment je travaille sur les journaux scouts, les fanzines scouts etc… Et c’est là plus qu’un bulletin de liaison, c’est à dire c’est : « Ramenez vos chaussettes, n’oubliez pas vos caleçons, lampe de poche, prenez un double pull » et puis, à côté de ça, il y a quelqu’un qui ajoute une petite BD avec la gaffe du cerf agile qui s’est cassé la gueule et qui s’est troué l’œil ; on en parle encore depuis 5 ans et il y a un petit gag là-dessus. La bande dessinée faisait partie de ça en même temps qu’un éditorial rigolo. Chez les scouts, il y a quelque chose qui s’appelle le tali. Le tali, c’est un peu comme le livre de bord d’un bateau, les gens y inscrivent ce qui se passe dans la troupe. Parfois c’est même un objet unique. Donc il y a un tali de troupe, et il se passe de mains en mains, c’est un livre. Il y a une volonté de livre d’or qui garde la mémoire. Moi je vois plutôt la bande dessinée dans ce cadre-là. J’aimais bien quand la bande dessinée était ce périodique, et par cette périodicité, il y avait un contact avec les gens. Donc ce n’était pas ce mec qui faisait ses évangiles et qui descendait de la montagne. Qui reste en gestation chez lui et qui débarque avec une œuvre, et que tout d’un coup, ça doit être digéré par les gens.

MSLP : La BD pour toi c’est ça, de la périodicité ?

PC : La bande dessinée, c’est une bande passante, c’est la bande passante, la chose qui circule. Dans le fil Facebook, parfois, on a l’impression de pagayer dans un fleuve pollué, mais il y a aussi des bons moments, de bons échanges. Avec cette suite d’images qui peuvent défiler pour le moment ce n’est pas fait pour ça, c’est souvent une image et quand il y a une deuxième image, l’image vient se mettre encore plus petite par rapport à Facebook, donc ça gère très mal le conflit d’images. Par contre, ce qui marche super bien, c’est les collages qui sont finalement deux images en une, ou plus. Et ça marche très bien sur Facebook quand les gens, au sein d’une même image, font côtoyer deux vérités ou deux réalités avec des plasticités différentes. La bande dessinée c’est un peu ça, c’est deux cases, les choses sont isolées, et il y a un défilement. Il y a quelque chose d’intéressant, il faut que je les retrouve, c’est au sein d’une même case, il y a une forme détourée et qui est en couleur. C’est comme si chaque case était un puzzle, et il y a une des pièces du puzzle qui fait l’image sur laquelle on clique et ça permet de rentrer dans l’image suivante. Donc, en fait, ça nous permet de regarder l’image avec plus d’attention, parce que l’on sait qu’il y a une chose sur laquelle on peut cliquer en regardant l’image, et puis en cliquant, on re-rentre dans une autre image, donc il y a des choses qui naissent.

Les gens commencent à sortir, c’est comme si le papier était leur territoire rassurant, et il y a des gens qui commencent à basculer : ceux qui ont vécu cette culture là et qui commencent à accepter que l’on passe à autre chose. Ça ne veut pas dire que ce sera comme avant, mais ça sera peut-être tout aussi intéressant. Malheureusement, en BD, on est sur un milieu très conservateur, très nostalgique, très fétichiste au niveau des styles, des objets, donc ce n’est pas l’endroit où ça pète. 

MSLP : Il y a un rapport intéressant avec le support en fait. Que penses-tu du lien entre l’objet, qui est le support, et le récit lui-même ?

PC : Si tu fais un magazine, ce n’est pas un livre. Alors qu’un magazine peut être mille fois plus pertinent qu’un livre, alors que parfois dans un journal on a découvert un truc que douze livres sur le sujet ne nous ont pas appris, on a une sorte de pyramide hiérarchique sur la valeur des choses. Il faudrait désapprendre à mettre une hiérarchie sur la façon dont l’on découvre les choses. Si tout d’un coup, c’est cartonné sur papier rare, ça ne veut pas dire que ce qu’il y a à l’intérieur ce n’est pas de la merde, et inversement. Ce qui est sur un papier de merde, tout d’un coup, c’est de l’or. Et c’est ce que l’on voit tous les jours ici.

Il y a des journaux qui paraissent dans les années 40 et 50 sur des papiers vraiment de chiottes, et des gens les recherchent avidement parce que personne ne les a sauvés ; voilà, ça s’abîme. C’est le fait d’accepter que les choses soient éphémères qui pour moi est clé pour faire du jeu et ne pas être dans le sérieux.

Philippe désigne un petit livre posé discrètement dans un coin de la table

Et là, il y a un projet de petit livre, ce n’est pas le meilleur exemple, mais c’est un petit livre venant des Pays-Bas, des années 60, avec un dessin par page. Et là c’est vraiment populaire, dans le sens où c’était bon marché ; ça coûtait moins qu’un paquet de cigarette, avec lequel c’était vendu, même. Et la bande dessinée c’était ça, comme c’est cheap, junk, pas cher, c’est populaire, parce que les gens peuvent se le permettre, ce n’est pas tout d’un coup une idée super géniale. Si c’est le cas et qu’elle est très chère, elle ne sera jamais populaire. Il y a un malentendu là-dessus. Et les éditeurs aujourd’hui essaient de nous vendre du populaire très très cher, qui joue sur la nostalgie, du Tintin, du Spirou, etc.

MSLP : On se pose aussi des questions par rapport à cette question des archives maintenant qu’il n’y a, en quelque sorte, qu’un seul réel gros opérateur de nos archives personnelles digitales, Facebook.

PC : Oui, il y aurait un module génial qui permettrait de transférer notre armoire Facebook en livre. Mais les arbres de l’Amazonie ne s’en portent peut-être pas plus mal tant que ça n’existe pas trop… Quand la BD paraissait d’abord en magazines, les éditeurs n’en sélectionnaient qu’une petite partie à paraître en albums. Toute un part partait, et part encore, autrement, dans les poubelles de l’histoire, c’est normal. Il faut que les choses soient périssables, sinon on peut cartonner n’importe quoi. […] Ça me fascine de voir ce qu’on garde et ce qu’on jette. Nos interactions Facebook permettent des interactions étranges, un peu comme dans un livre d’or d’une expo de peinture. On écrit : «X ne s’est toujours pas amélioré en peinture. » Et on signe. Puis un autre répond : « Mais tu n’es qu’un gros con ». Etc. Noir sur blanc. Sur écran.

Mais ce que je trouvais bien avec le papier, c’est qu’il fallait un certain courage. À un moment, appuyer sur le bouton “Press”. Combien de copies ? 10, 100, 100.000? Après, ils existaient. Il fallait les distribuer, les donner, les mettre dans ta cave. Il y avait une part de risque. Maintenant, les éditeurs en tirages numériques : d’abord un prototype, puis ils retirent un petit peu, etc. Non, le risque intéressant c’est de se dire « Ce livre, je le trouve intéressant, hop 1000 exemplaires ! » et après, je dois m’en occuper, même s’il faut attendre des années. Mais, a contrario, c’est évidemment aussi intéressant cette absence relative de risque, avec des gens qui sortent des trucs qu’on n’aurait jamais vu sinon...

MSLP : Cette question du nombre d’exemplaires, avec la biennale Exemplaires…

PC : Un truc fabuleux : un scout, un vieux scout, prisonnier pendant la Seconde Guerre mondiale, qui a produit un magazine en un exemplaire ! Et là, avec des illustrations ultra chiadées (ils s’embêtaient à mort derrière les barbelés). Et il a circulé son incunable… Avec une mention derrière : « soyez chic, prenez soin de moi, et passez-le à votre voisin une fois lu ». Et bizarrement, il a survécu ce document ! Il est dans un centre d’archives sur le scoutisme. Et c’est, dans un sens, une merveille. Par cette question de l’exemplaire unique, il y a été au maximum : aquarelle, il aurait pu coller des choses, etc. Et le gars a lettré tout de manière ultra perfectionniste comme un moine copiste. Il s’est transformé en robot pour l’occasion ! Un livre truffé qui arrive ici, avec des annotations manuelles en plus, c’est perçu comme négatif, mais non, c’est génial. C’est un contraste additionnel.

Au contraire, il y a les albums qui s’empilent dans les librairies. Si on arrache toutes les couvertures, on découpe tous ces livres en tranches de quelques pages, on les mélange, et on recompose des magazines, à prix modiques, où chacun trouve du contraste, des trucs différents. Mais non, on est coincé dans ce truc d’ego. Pour moi, c’est une catastrophe industrielle. Même si, évidement, on ne peut pas revenir à ce que je dis. C’est le fantasme de tous. Mais mauvais fantasme, on se base sur ce qu’on a expérimenté.

Lola jette un œil à la réédition de Corentin Feldoé, de Paul Cuvelier, édité par Fremok.

Mon livre est passé de 120 à 80 euros maintenant qu’il n’y a plus de distributeur. Mais il coûte au moins 40 euros/pièce à produire ! Oui, un livre, c’est fait pour rester. Si tu fais une erreur et que tu l’imprimes, tu multiplies ton erreur par 1 000. C’est stressant le livre, le sérieux qu’on y associe. Et celui que tu montres (le n° 5), je l’ai même amplifié dans une certaine mesure, parce que ce sont des typographes qui parlent, et j’ai tout retranscrit, lit-té-ra-le-ment, comme ça ne se fait jamais. Ils me détestent pour l’avoir fait. J’aime vraiment bien, tout d’un coup il y a les erreurs, les machins, ceux qui se répètent, mais ce n’est pas grave. Mais ce n’est pas le cas du livre « exemplaire ». On est, là, le modèle pour quelqu’un. Dans le fanzine il n’y a pas ça, dans le fanzine c’est juste : « voilà ce que j’ai fait avec budget et temps imparti », mais pas de suivi de drapeau. Le fanzine c’est un espace de liberté double. Pas de poids économique, et pas de directeur éditorial. Et ça les fanzineux y tiennent comme à la prunelle de leurs yeux !

[Lewis] Trondheim et ses dizaines de livres. Il aurait pu faire un jeu vidéo à la place. Plus ludique. Mais le marché et les éditeurs qui suivent... Et les albums qui s’empilent dans les librairies. Si on arrache toutes les couvertures, on découpe tous ces livres en tranches de quelques pages, on les mélange, et on recompose des magazines, à prix modiques, où chacun trouve du contraste, des trucs différents. Mais non, on est coincé dans ce truc d’ego. Pour moi, c’est une catastrophe industrielle. Même si, évidement, on ne peut pas revenir à ce que je dis. C’est le fantasme de tous. Mais mauvais fantasme, on se base sur ce qu’on a expérimenté.