Fabrizio Terranova – entretien

Bruxelles, Belgique
Cinéaste, enseignant à l’Erg où il a initié et co-dirige le Master de Récits et expérimentation — Narration spéculative.

LTLG : Pourrais-tu nous expliquer en quoi consiste le master de narration spéculative et ses enjeux ?

FT : Le master doit s’ancrer – le terme a circulé par ailleurs – dans l’histoire de l’Erg ; il y a eu la volonté de réfléchir le champ de la narration qui battait de l’aile. C’est une idée qui est située dans un processus pédagogique. Qu’est-ce qui fait que le champ de la narration avait perdu de sa force ? On a réfléchi dans ce sens-là. Le geste premier, ça a été la nécessité de repolitiser la narration. Parallèlement à ça, toute une série de penseurs m’intéressaient à ce moment-là : Donna Haraway, Isabelle Stengers, Vinciane Despret, qu’on pourrait qualifier de constructivistes – bien que le terme veuille dire autre chose aux États unis – qui utilisaient de plus en plus le terme de narration dans leurs écrits. Ça c’est une coïncidence très importante pour la naissance de ce master. C’est-à-dire, pourquoi des philosophes et penseurs en sciences sociales avaient besoin de mobiliser ce terme ? Il y a donc à la fois une volonté de repolitiser et un rapport à cet écho chez des penseurs qui sont extrêmement politiques. Ce n’est pas juste de la philosophie qui serait détachée du monde. C’est une philosophie nourrie par le féminisme.

La narration, si on la réfléchit dans le champ de l’art, — contrairement à ce qu’on pourrait croire aujourd’hui parce qu’il y a un effet de mode, est présente partout. La narration a été très souvent disqualifiée dans le champ de l’art, et particulièrement dans l’art moderne et l’art contemporain, c’est-à-dire dans une période qui s’appelle la Modernité. Voilà, il y a un problème conséquent qui vient d’une envie de la création à partir de la modernité : philosophiquement et dans le champ de l’art, on a envie de créer un homme nouveau. Un homme émancipé, un être autonome. Si je dois simplifier les acquis de la modernité, c’est vraiment cette idée d’un être humain autonome. Et ça veut dire quoi ? C’est un être humain qui tient tout seul debout. C’est un être qui n’a pas besoin de Dieu, de dieux ou de déesses. C’est un être humain qui n’a pas besoin des animaux. C’est cette période qui est remise en question par les philosophes qui m’intéressaient à ce moment-là.

Tous ces philosophes, Bruno Latour, Isabelle Stengers, Vinciane Despret, toutes ces personnes dans le champ des sciences sociales, ont un problème avec l’autonomie de l’être humain. Ils ont un problème, pour le dire autrement, avec l’idée de se débarrasser de ses attachements. Et la narration, raconter des histoires, c’est tisser des attachements avec le monde, et ça peut sembler bizarre qu’aujourd’hui ce soit une mode. Tout le monde veut être narratif, ce qui me fait bien sourire. Mais moi, quand j’étais étudiant en art, « c’est narratif », ça voulait dire « c’est mauvais ». C’est différent pour le cinéma par exemple, là je parle vraiment de l’histoire de l’art. Le cinéma a une histoire narrative en soi, et c’est aussi un art bien plus populaire que l’art contemporain.

Donc le point de départ c’est re-politiser, et ce dans une école d’art spécifique. Ça n’a pas été pensé comme ça, en se disant « ah je vais re-réfléchir la narration », je n’avais aucun intérêt à faire ça. C’était vraiment dans un endroit précis, l’erg. C’est aussi se servir de toute une série de penseurs, d’alliés, qui à la fois réintroduisaient ce terme de narration, et le faisaient pour une question précise, une espèce de contrepoint à la modernité. Le master est totalement héritier de ça. C’est-à-dire que nous, ce qui nous intéresse c’est vraiment de raconter des histoires pour raconter le monde. Voilà le parti-pris de ce master.

Je peux vous citer les trois points sur lesquels on travaille énormément pour faire ça. C’est une introduction que je fais en 4 heures donc je vais essayer de réduire. Je vais vous épargner ça ! Parmi les trois points que je veux cibler et sur lesquels on travaille pour développer la narration spéculative, il y a d’abord le refus de la narration anthropocentrée. L’homme n’est plus au centre du récit. Ça ne veut pas dire qu’on efface l’homme, ni qu’on est contre les humains, mais on est contre l’auto-suffisance des humains. C’est la première balise.

La deuxième balise, c’est une espèce de tension entre les probables et les possibles. Une probabilité c’est tout ce qui se calcule. Comme je dis souvent, « il est fort probable que la planète telle qu’on la connaît aujourd’hui parte à sa perte » ce qui ne veut pas dire qu’il y aura nécessairement un effondrement. C’est une autre question très actuelle mais ça, c’est le monde des probabilités. Le récit en narration spéculative, lui, va s’intéresser à l’émergence des possibles. Quels sont, même dans une situation donnée très problématique remplie de probabilités, les moments de surprise ? Quels sont les moments où, tout d’un coup, ça ne prend pas le chemin qu’on pensait que ça allait prendre ? Si on porte une attention à ça, il y a énormément de moments. Pour se faire, il va falloir changer d’échelle, c’est-à-dire que si on regarde le monde à une échelle trop large on va être complètement confiné aux probabilités.On a besoin de changer d’échelle pour avoir une attention particulière aux possibles, aux possibilités d’existence sur cette terre. Dans un récit narratif, il va falloir les incarner. Pour les incarner, il va falloir lutter contre des forces qui peuplent depuis toujours les narrations – c’est-à-dire ne pas s’arrêter à la critique. Voilà un point essentiel. Ne pas s’arrêter à la dénonciation, ne pas s’arrêter à la description, ne pas s’arrêter à la critique.

Et le troisième point, en lien avec ce que je suis en train de vous raconter, c’est la création de forces propositionnelles. Mais il ne s’agit pas d’un programme, on n’est pas obligé d’appliquer ça à la lettre même si nous, en tant qu’enseignants, voilà les fantômes qu’on propose pour hanter le travail des étudiants. On voit ça vraiment comme des fantômes, donc ce n’est pas un mot d’ordre. D’ailleurs, on a continuellement des récits critiques, c’est plus fort que nous, on est formé comme ça. Mais nous, à l’intérieur de ça, on va agiter ces trois fantômes, qui sont nos balises.

LTLG : On se demandait, justement, quels sont les récits d’étudiants qui t’ont marqué, et sous quelles formes ils se présentaient ?

FT : Il y en a plein qui m’ont marqué ! Par exemple il y a un récit, qui va sembler peut-être évident, d’une étudiante qui s’est demandée « qu’est-ce qui se passe si… ? », et le « si » est très important en spéculation : « et si… ». Quand on spécule, contrairement à ce que l’on peut penser, on ne spécule pas uniquement le futur. On spécule y compris le passé ; le passé peut être rejoué. Le passé contient des possibles qui n’ont pas été prolongés. Donc il ne faut pas s’imaginer que la narration spéculative ou la spéculation est une affaire de futur, le passé est extrêmement important. Là, je pense à un récit dans lequel la personne imagine ce qui se passe si Jeanne d’Arc n’était pas morte, et que, sur base de son « travail », aurait été mis en place un gouvernement de femmes. 

LTLG : Quelle forme prenait son récit ? 

FT : À la base, la forme était une bande-dessinée, et puis ça a évolué. Moi je pense que les choses arrivent par la pratique. Je pense que les étudiants en art aujourd’hui, et en Occident, font beaucoup trop peu. Il y a une maladie de la sur-intellectualisation en art. Et je suis mal placé pour le dire parce qu’on mobilise beaucoup de penseurs. On ne voit quasi plus beaucoup de matière, de dessins… On est obligé de tout réfléchir avant de dessiner un trait et c’est néfaste pour la discipline. Donc là, c’était une bande-dessinée et ça ne se passait pas très bien. Puis elle a décidé de raconter cette histoire en filmant les cases et en les narrant. Une pratique complètement bricolée qui a donné quelque chose d’extraordinaire parce qu’elle avait une force orale tellement puissante qu’on était complètement pris dans le récit. Donc elle ne devait plus se taper les 150 planches qu’elle n’aurait pas pu produire, elle recadrait dans les planches qu’elle avait. C’est devenu un film d’animation. Voilà, il y a plein de travaux intéressants, il faut que je fasse appel à ma mémoire. Il y en a plusieurs qui ont pris cette voix-là, de relecture du passé.

Il y a notamment le travail de Clara Sobrino. La spéculation s’est passée de façon formelle. Une reconstitution de la mémoire où les espaces ont été retravaillés par des logiciels d’architecture. Elle a composé des espaces distordus qui donnent une incarnation du processus de la mémoire qu’on n’aurait pas eu si on avait filmé réellement les choses. À l’intérieur de cela, on a une plongée dans des espaces distordus où elle va simplement passer d’un espace à l’autre sans qu’on s’en rende compte, et là on va passer à trois moments où il y a trois personnes qui chantent des comptines pour enfants. C’est relié à la question du souvenir. Ça nous permet d’appréhender l’espace totalement différemment que si elle y avait plaqué des photos d’enfance etc. C’était très intéressant par le procédé formel.

Je pense aussi à une dessinatrice qui fait complètement déborder son récit de la page, qui s’appelle Margaux Dinam. Pour elle, tout le travail a été de faire déborder la BD dans l’espace. C’est devenu une installation.  Ce que j’essaie de vous dire, c’est que les procédés sont extrêmement formels et sensoriels. On ne fait pas que de la narration. Ce n’est pas seulement une bonne histoire politique. C’est : quelle est la forme qui vient soutenir et qui crée des changements de perception ?

LTLG : On se demande, quel regard portes-tu sur la BD contemporaine, sur la scène graphique ? Dans un article dans Uzbek & Rica sur ton dernier documentaire, Etaïnn Zwer cite « Il nous faut inventer de nouveaux récits. Des récits trouble-fêtes qui dérangent l’ordre des choses et les hiérarchies de la parole. Des récits créateurs, portés par de nouveaux corps, de nouveaux narrateurs humains et non-humains, de nouveaux possibles surtout, qui fabriquent un avenir conscient (…) fait d’alliances, de soins et de secrets. Selon toi, quels dessinateurs de la scène de la BD contemporaine produisent ce genre de récit ?

FT : J’ai un rapport très sauvage à la BD et à l’illustration parce que ce n’est pas du tout mon domaine. Tout ce que j’ai appris, je l’ai appris par les étudiants. Je n’ai jamais été un lecteur de BD, je n’en ai pas lu dans mon enfance, j’ai plutôt été attiré par le cinéma. Si je dois citer une BD qui fait ça, ça serait un manga qui s’appelle 21st Century boys. C’est une grosse référence, très complexe. Plein de gens l’ont étudié dans son ensemble. Ce qui est intéressant, c’est que c’est sur l’invention d’un livre de prédictions qui a été fait par un enfant. Il y a un parallèle entre les mondes futurs et le retour dans l’enfance. On a alors une espèce de spectre incroyable entre des résonances avec notre monde et des aspects totalement délirants. Tout cela va être suivi d’une enquête complètement folle de type mafieuse pour retrouver le manuscrit. C’est remarquable. Je peux citer aussi – il est pour moi une référence absolue en narration spéculative – Hayao Miyazaki. Mais ce qu’il faut entendre avec la narration spéculative, c’est qu’il y a des auteurs qui font de la narration spéculative et qui n’en ont même jamais entendu le nom. C’est pour cela que je ne pense pas qu’il faut toujours y arriver par la pensée. Toute l’œuvre de Miyazaki est de la narration spéculative. 

Ici, ce qui m’intéresse dans le master, c’est de jongler avec toutes les références. C’est-à-dire avec la littérature féministe de science-fiction, le cinéma, etc. Le propre de ce cours ci, c’est qu’on n’est pas attaché à un médium et je ne suis pas attaché à tous les explorer. C’est pourquoi c’est difficile pour moi de vous trouver des références dans un champ aussi spécifique. 

LTLG : Vu la relation au politique de ce master, est-ce que tu vois des évolutions dans les pratiques des étudiants ?

FT : Les questions écologiques aujourd’hui nous obligent à penser les choses comme dans ce master. Avant, on pouvait s’en foutre et continuer à garder la position bourgeoise du situationnisme. Ce qui est très différent en narration spéculative c’est que l’on veut rendre des comptes au réel. Pour nous, il y a une relation à créer avec le monde d’aujourd’hui dans nos récits. C’est pourquoi je reste très attaché aux pratiques documentaires. 

LTLG : Il me semble qu'il était question dans un projet du master de ne plus mettre en scène l’humain mais les animaux non-humains, la nature. Est-ce que tu te souviens de certaines productions intéressantes ? 

FT : On a eu des productions super intéressantes. Notamment une qui avait un contenu très intéressant et qui a fini dans une forme complètement inintéressante. C’était une étudiante qui avait la pratique de la télépathie avec les animaux. C’était quelque chose d’intéressant qui n’a rien donné. Et c’est ça qui est attrayant dans l’art. À la fois, il faut rentrer dans des méthodologies pour être dans du faire, et il faut accepter qu’il y ait des moments où les choses ne peuvent pas advenir. C’est très compliqué, parce qu’il y a quand même cette obsession du résultat qui nous hante.  Dans une autre année, il y a eu un super travail d’Alice Morciaux qui continue comme doctorante ici à l’Erg. Elle avait rejoué tout le mythe d’Adam et Eve où Eve avait une place beaucoup plus importante. Il y avait donc toute la question de l’animation de la nature, des animaux, d’une relation totalement autre que juste des objets de décor. C’est une BD incroyable.

LTLG : On se demandait, plus par rapport à ton travail, le cinéma pouvant être facilement mis en lien avec la bande dessinée, quelle est la relation selon toi, qu’entretiennent le récit et l’objet qui le renferme ?

FT : Mon obsession dans mon travail, c’est la place déterminante du décor comme acteur, du décor qui donne de la sensation. Là, je viens de faire un documentaire où tout le documentaire fait un portrait de six malades d’une maladie rare de dégénérescence physique et mentale. Tout le documentaire est tourné en faux décor. Pour moi, c’est l’alliage entre la fabulation, dans ce cas-ci par le décor, et une parole réelle qui ensemble vont donner plus de puissance au réel. Il faut venir troubler le réel pour parler du réel.

Par contre troubler le réel pour raconter une histoire qui n’est pas ancrée dans le réel, ça ne m’intéresse pas. Et raconter le réel uniquement par le réel, ça ne m’intéresse plus, non plus. Même si je connais beaucoup de documentaires sublimes qui l’ont fait. Je pense qu’aujourd’hui j’ai besoin vraiment que les formes prennent soin des récits qui sont racontés. C’est la question du soin par la forme qui m’intéresse.